Régis Portal a entamé une œuvre littéraire majeure qui s’achèvera dès son premier roman puisque, comme il le dit si bien : " Après avoir écrit Le roman qu'on attend, vous voulez écrire quoi [+]
Mélanie avait de la chance.
C’était de famille.
Son père était chanceux puisqu’il travaillait pour la manufacture Dubloc.
À Challoins, petite ville charmante et très fleurie, selon le bulletin municipal, c’était Dubloc ou mourir.
Alors, depuis 35 ans, Lucien Manigue, le papa de Mélanie, avait bien de la chance de visser du boulon pour Dubloc.
Mélanie avait deux grands yeux.
C’était de famille.
Sa mère en avait deux, aussi. Elle les cachait souvent à cause des gifles que lui envoyait son mari parce qu’il faut bien avouer que les boulons de Dubloc ça use les nerfs.
Mélanie n’avait pas d’argent.
C’était aussi de famille.
Son grand-père était mort sans un sou à cause de la grippe espagnole, son oncle espérait toucher les dividendes d’une hospitalisation en urgence pour cause de suspicion de Covid, il avait l’ambition d’écrire un livre sur sa presque agonie ; et son père était parti pour marcher sur les traces d’un cousin qui avait préféré se pendre plutôt que de continuer de ramasser les miettes avec une balayeuse municipale.
— Ma chère Mélanie. Vous avez eu beaucoup de chance, le savez-vous ?
L’homme qui lui parlait semblait bien renseigné.
— Vrai… vraiment ?
Mélanie n’y croyait pas.
C’était de famille.
On ne croyait à rien chez les Manigue. On ne croyait que dans la météo, et encore, à un nuage près toutes leurs certitudes pouvaient s’en trouver ébranlées jusqu’au prochain bulletin annonciateur d’un anticyclone franchement plus aux Açores que la moyenne des Français.
— Vous en doutez ?
Évidemment qu’elle en doutait. À 45 ans, c’était un peu tard pour les certitudes. Les convictions, c’est un truc de la jeunesse, quand on attrape au vol les idées des autres et qu’on décide de les faire siennes. On se réveille un jour avec sur sa table de nuit le souvenir de tous ses combats inutiles, on voudrait mourir pour ses idées mais on se demande bien lesquelles, alors on se recouche en attendant que ça s’arrange, mais contrairement à ce qui se passe dans les contes de fées, personne n’a envie de passer pour un abruti en embrassant une grenouille, parce qu’il est bien là le problème : à partir d’un certain niveau de misère, l’espoir est moins utile qu’un virement bancaire.
— C’est-à-dire, qu’à mon âge, vous savez, on ne croit plus trop au prince charmant…
Mélanie ne croit donc plus à rien, c’est à pleurer. Pauvre Mélanie. Qui va oser lui dire, les yeux dans les yeux, c’est-à-dire pas sur la bouche, que son bonheur est encore possible ? Peut-être ce monsieur qui ne semble pas vouloir laisser Mélanie aux prises avec son doute.
— Écoutez, Mélanie, je vais être franc avec vous, vous avez frappé à la bonne porte…
Elle n’avait frappé nulle part. Elle était entrée dans ce bar, comme d’habitude, simplement pour s’acheter un ticket de loto, c’était son obsession. Un grand type un peu maigre avait entendu le patron du bar dire à Mélanie : « Pour une fois vous avez de la chance » et il avait souri quand elle avait répondu : « Détrompez-vous, c’est de famille » L’homme un peu maigre lui avait proposé de boire un verre « de ce que vous voudrez » avec lui. Elle avait accepté alors qu’en général les inconnus étaient pour elle des obstacles sur sa route à éviter. Elle avait commandé une Suze parce qu’une affiche sur la porte disait que c’était la boisson des « gens biens » ; et l’homme un peu maigre a commandé un verre de vin. C’était la première fois qu’elle allait boire de l’alcool. Elle aurait dû se méfier. Il ne faut jamais espérer de grandes choses des premières fois, surtout quand elles ressemblent à des « dernières chances ».
Quand Mélanie sortit du bar, la voiture qui ne l’évita pas était allemande ce qui fit dire à un curieux qu’avec une voiture construite moins sérieusement « cette femme aurait eu plus de chances de s’en sortir ».
Depuis que l’ambulance a pris en charge Mélanie, un infirmier essaye de la faire parler, il ne faut pas qu’elle s’évanouisse, alors elle lui demande s’il serait possible d’envoyer quelqu’un dans le bar car elle a oublié son ticket de loto sur une table, qu’il suffira de le demander à un bel homme très élancé.
— Et puis vous verrez… Dans une chaise roulante, on se fait vite à l’idée que les jambes sont moins utiles que ce qu’on veut bien nous faire croire…
Mélanie est maintenant entourée de jeunes gens en blouse blanche qui la regardent comme elle-même a regardé l’homme du bar, c’est-à-dire avec fascination. Elle vient de comprendre, à la position de son torse, qu’elle a globalement changé de forme. Pour la première fois de sa vie elle est très entourée. Elle décide d’en profiter, même si elle est un peu gênée d’être ainsi, toute seule, l’objet de tant d’attentions.
Un homme plus âgé que les autres s’approche d’elle. Au son de sa voix, elle comprend que c’est lui qui lui parle depuis le début. Il lui dit :
— Oui… Croyez-moi… Vous avez eu beaucoup de chance…
Elle lui sourit. Elle lui répond qu’elle le sait, puisque c’est de famille.
C’était de famille.
Son père était chanceux puisqu’il travaillait pour la manufacture Dubloc.
À Challoins, petite ville charmante et très fleurie, selon le bulletin municipal, c’était Dubloc ou mourir.
Alors, depuis 35 ans, Lucien Manigue, le papa de Mélanie, avait bien de la chance de visser du boulon pour Dubloc.
Mélanie avait deux grands yeux.
C’était de famille.
Sa mère en avait deux, aussi. Elle les cachait souvent à cause des gifles que lui envoyait son mari parce qu’il faut bien avouer que les boulons de Dubloc ça use les nerfs.
Mélanie n’avait pas d’argent.
C’était aussi de famille.
Son grand-père était mort sans un sou à cause de la grippe espagnole, son oncle espérait toucher les dividendes d’une hospitalisation en urgence pour cause de suspicion de Covid, il avait l’ambition d’écrire un livre sur sa presque agonie ; et son père était parti pour marcher sur les traces d’un cousin qui avait préféré se pendre plutôt que de continuer de ramasser les miettes avec une balayeuse municipale.
— Ma chère Mélanie. Vous avez eu beaucoup de chance, le savez-vous ?
L’homme qui lui parlait semblait bien renseigné.
— Vrai… vraiment ?
Mélanie n’y croyait pas.
C’était de famille.
On ne croyait à rien chez les Manigue. On ne croyait que dans la météo, et encore, à un nuage près toutes leurs certitudes pouvaient s’en trouver ébranlées jusqu’au prochain bulletin annonciateur d’un anticyclone franchement plus aux Açores que la moyenne des Français.
— Vous en doutez ?
Évidemment qu’elle en doutait. À 45 ans, c’était un peu tard pour les certitudes. Les convictions, c’est un truc de la jeunesse, quand on attrape au vol les idées des autres et qu’on décide de les faire siennes. On se réveille un jour avec sur sa table de nuit le souvenir de tous ses combats inutiles, on voudrait mourir pour ses idées mais on se demande bien lesquelles, alors on se recouche en attendant que ça s’arrange, mais contrairement à ce qui se passe dans les contes de fées, personne n’a envie de passer pour un abruti en embrassant une grenouille, parce qu’il est bien là le problème : à partir d’un certain niveau de misère, l’espoir est moins utile qu’un virement bancaire.
— C’est-à-dire, qu’à mon âge, vous savez, on ne croit plus trop au prince charmant…
Mélanie ne croit donc plus à rien, c’est à pleurer. Pauvre Mélanie. Qui va oser lui dire, les yeux dans les yeux, c’est-à-dire pas sur la bouche, que son bonheur est encore possible ? Peut-être ce monsieur qui ne semble pas vouloir laisser Mélanie aux prises avec son doute.
— Écoutez, Mélanie, je vais être franc avec vous, vous avez frappé à la bonne porte…
Elle n’avait frappé nulle part. Elle était entrée dans ce bar, comme d’habitude, simplement pour s’acheter un ticket de loto, c’était son obsession. Un grand type un peu maigre avait entendu le patron du bar dire à Mélanie : « Pour une fois vous avez de la chance » et il avait souri quand elle avait répondu : « Détrompez-vous, c’est de famille » L’homme un peu maigre lui avait proposé de boire un verre « de ce que vous voudrez » avec lui. Elle avait accepté alors qu’en général les inconnus étaient pour elle des obstacles sur sa route à éviter. Elle avait commandé une Suze parce qu’une affiche sur la porte disait que c’était la boisson des « gens biens » ; et l’homme un peu maigre a commandé un verre de vin. C’était la première fois qu’elle allait boire de l’alcool. Elle aurait dû se méfier. Il ne faut jamais espérer de grandes choses des premières fois, surtout quand elles ressemblent à des « dernières chances ».
Quand Mélanie sortit du bar, la voiture qui ne l’évita pas était allemande ce qui fit dire à un curieux qu’avec une voiture construite moins sérieusement « cette femme aurait eu plus de chances de s’en sortir ».
Depuis que l’ambulance a pris en charge Mélanie, un infirmier essaye de la faire parler, il ne faut pas qu’elle s’évanouisse, alors elle lui demande s’il serait possible d’envoyer quelqu’un dans le bar car elle a oublié son ticket de loto sur une table, qu’il suffira de le demander à un bel homme très élancé.
— Et puis vous verrez… Dans une chaise roulante, on se fait vite à l’idée que les jambes sont moins utiles que ce qu’on veut bien nous faire croire…
Mélanie est maintenant entourée de jeunes gens en blouse blanche qui la regardent comme elle-même a regardé l’homme du bar, c’est-à-dire avec fascination. Elle vient de comprendre, à la position de son torse, qu’elle a globalement changé de forme. Pour la première fois de sa vie elle est très entourée. Elle décide d’en profiter, même si elle est un peu gênée d’être ainsi, toute seule, l’objet de tant d’attentions.
Un homme plus âgé que les autres s’approche d’elle. Au son de sa voix, elle comprend que c’est lui qui lui parle depuis le début. Il lui dit :
— Oui… Croyez-moi… Vous avez eu beaucoup de chance…
Elle lui sourit. Elle lui répond qu’elle le sait, puisque c’est de famille.
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